Après dix générations

Ecrit en 2021 et 2022
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- On est bientôt arrivés Grand-père.

Arkénon esquissa un sourire et tira de plus belle sur les rames. La barque fila sur la mer. Sa petite fille avait sans doute remarqué son souffle court. Il sentait l’âge commencer à faire ses effets : ses muscles jadis si puissants le brulaient et il suait à grosses gouttes. Il faut dire que son long manteau de cuir épais et le foulard protégeant sa gorge ne facilitaient pas son effort. Il prit une seconde pour essuyer son front et aérer sa longue chevelure grisonnante. Enfin il sentit l’impact du sable sous la proue de l’esquif. A ses pieds, le puissant puma, fidèle compagnon, dressa la tête et huma l’air humide, à l’affut du moindre danger menaçant son maitre. Le rôdeur passa une main affectueuse sur le front du félin.

- Et voilà, reprit Laure en se levant. Thana, je passe devant. Attend pour descendre au sec.

Arkénon porta un regard affectueux sur les deux jeunes femmes. La lourde cuirasse de Laure étincelait sous le soleil levant. L’acier aux reflets dorés contrastait avec le noir profond du cuir qu’il recouvrait. Sa longue chevelure châtain foncé tombait sur des épaulières imposantes. Si ses yeux étaient cachés sous ses lunettes de soleil rondes, sa bouche parée de rouge brillant et son teint magnifiquement hâlé témoignaient de son désir de féminité malgré son allure guerrière. Deux épées à double lame, forgées dans le meilleur acier, pendaient de chaque côté de sa ceinture.

Thana était si différente :  son élégant bustier rouge ne cachait que sa poitrine, laissant à nu son cœur et son ventre. Seules ses épaulières ouvragées témoignaient de son statut de combattante. Sous sa longue robe ouverte on apercevait ses cuisses musclées et ses hautes bottes renforcées de genouillères de protection. Sa peau, d’une blancheur immaculée, contrastait avec la noirceur de ses cheveux. Ceux-ci, attachés sur le côté en une courte queue de cheval, étaient laissés libres uniquement en deux mèches encadrant son visage. Contrairement à sa sœur ses yeux maquillés de noir avaient gardé le bleu profond de ses ancêtres.
Il était fier de ses deux petites filles, regrettait juste qu’Aube, leur défunte mère, ne soit pas là pour les accompagner. Elles s’étaient mises en tête de suivre la piste de leurs ancêtres, de découvrir les lieux importants de l’histoire de la famille Lynn. Après maints faux espoirs elles arrivaient peut-être enfin sur les lieux du grand combat d’Isialle aux coté des frères du Royaume tellurique, leur ultime étape. Arkénon comprenait difficilement ce pèlerinage, inutile à son sens.  

Laure tirait maintenant la barque sur le sable comme si elle ne pesait que peu. Les runes ouvragées qui ornaient son armure lui donnaient une force hors du commun et elle adorait le montrer. Elle aida ensuite sa sœur à descendre de l’embarcation sans mouiller ses bottes immaculées. Depuis la mort de leur mère elle s’occupait d’elle, l’aidait, la protégeait. Les deux sœurs se tournèrent vers la terre, examinèrent une fois encore le paysage et l’immense plage qui s’étendait devant elles. Le lieu correspondait en tout point à la description qu’en avait laissé Isialle : à deux ou trois centaines de mètres le sable laissait la place à une barrière de granit uniquement percée d’un large passage. La courbe de celui-ci en cachait la sortie et au loin apparaissait une muraille crénelée dont on ne devinait que le haut.

- Il est temps, déclara Laure. Attends-nous ici Grand-père et repose-toi un peu. Nous ferons juste une reconnaissance et reviendrons si l’endroit est bien le bon, promis.

Après la courbe du passage les falaises de granits se resserraient puis donnaient sur une large prairie barrée par les hautes murailles de la forteresse. La flore abondante témoignait de l’absence d’occupation humaine depuis de nombreuses années.

Laure, comme à son habitude, essayait de marcher devant sa sœur pour anticiper les éventuels dangers, mais il était impossible de contenir sa curiosité et son excitation. Cette quête des ancêtres était son idée, son obsession, et Laure n’avait accepté de s’y joindre que pour veiller sur elle. Aussi loin qu’elle se souvienne, sa cadette avait toujours été curieuse de l’histoire de leur famille. Sa soif de savoir s’était renforcée depuis qu’elle avait hérité du bâton des Lynn. Enveloppée dans son sac de soie délavée, la relique sanglée à son sac faisait partie d’elle. Encombrement inutile songea Laure une fois de plus. Tant qu’à s’alourdir elle ferait mieux d’adopter une armure plus efficace.

Seul relief devant la forteresse, un étrange monticule dépourvu de toute végétation, attira l’attention de Thana.

- Laure, c’est un amas de cendre et d’os soudés. Sans doute un bucher funéraire dressé pour les morts d’une grande bataille ?
- Etrange, répondit Laure. La chaleur devait être intense pour que l’ensemble soit vitrifié.
- Apparemment ils ont été brulés avec leurs armes, ajouta Thana. Le feu en a fondu la plupart mais quelques gardes d’épées apparaissent encore.

Laure analysait chaque détail de la forteresse. Entre les énormes pierres constituant la muraille les herbes folles avaient envahi les joints et creusé plusieurs petites excavations. Le sommet du mur s’inclinait vers l’extérieur et interdisait une escalade, même pour un grimpeur aguerri. Juste sous cette avancée, de nombreuses meurtrières défendaient les remparts. Les créneaux du sommet permettaient enfin aux archers de défendre la petite plaine.

Imprenable, songea-t-elle. Isialle a dû défendre ici, aux côtés des légendaires seigneurs telluriques. L’entrée était vraiment le seul point faible, et encore. Les débris d’épaisses poutres, vestiges de la porte monumentale, disparaissaient presque sous la mousse qui les rongeait mais le simple fait qu’elles fussent encore visibles témoignait de la solidité initiale de l’ensemble. Il avait du falloir d’énormes béliers ou de puissantes créatures pour l’abattre.

- Entrons, déclara Thana. J’ai trop hâte de voir comment ils vivaient.
- Sors ta torche et ton sceptre, répliqua Laure toujours prudente, et reste près de moi. J’ai besoin que tu m’éclaires.

Les deux sœurs franchirent le porche. Laure se retourna brusquement et examina leurs arrières. Depuis plusieurs minutes elle avait la sensation d’être observée. Mais rien ne bougeait. Rassurée elle rangea son arc et vérifia que ses épées glissaient bien dans leurs fourreaux. Elle pressa le pas pour rattraper sa sœur et elles s’enfoncèrent dans les souterrains.

L’amertume envahit Thana. Elles erraient depuis de longues heures dans un dédale de couloirs où ne se succédaient que dortoirs de soldats et chambres d’officiers. Les telluriques avaient dû partir en hâte comme en témoignaient les armes, armures et effets personnels dispersés sur le sol par les pillards. La plupart, rongés par le temps, ne présentaient aucun intérêt. Rien n’avait bougé depuis la chute de la forteresse.

Leurs pas soulevaient une épaisse poussière qui irritait la gorge et salissait sa robe. Seule Laure d’en réjouissait. Si elles se perdaient elles n’auraient qu’à suivre leurs traces pour retrouver l’entrée.
Maintenant le passage s’élargissait au fur et à mesure de leur avancée et s’enfonçait en pente douce. Thana accéléra le pas.

- On dirait que cette section était prévue pour une forte circulation, observa-t-elle.

La nécromante sentit son cœur battre plus fort dans sa poitrine : elles approchaient sans doute de la grande salle du trône qu’Isialle avait décrite, une merveille d’architecture d’une beauté inégalée. C’est dans cet endroit qu’elle trouverait les vestiges de la grandeur des telluriques, et aussi la grande bibliothèque adjacente avec les récits de leurs exploits, de la vie des légendaires seigneurs et officiers de la guilde.

La déception n’en fut que plus forte. Devants elles une large et lourde porte de fer rongée par la rouille bloquait l’entrée. A en juger par les traces laissées par les envahisseurs, forcer cette barrière était impossible. Ils avaient visiblement essayé de l’enfoncer, d’en dégager les gons et même de la faire fondre, mais elle avait résisté. Elle se tourna vers son ainée, attendant comme souvent que celle-ci trouve une solution. Laure s’approcha de l’obstacle pour l’examiner.

- La porte est rouillée, commença-t-elle, mais trop épaisse pour qu’elle ait une chance de céder. Ils n’ont pas réussi à forcer la serrure et elle est maintenant soudée par le temps. Impossible de ce côté. Les gons sont le seul point faible : ils sont rongés jusqu’au cœur. Essayons de ce côté.

Elle sortit son épée et commença gratter. Il lui fallut une bonne heure pour qu’enfin la porte s’affaisse.

- Aide-moi à la bouger. Il ne sera pas facile de la faire tomber.

Unissant leurs forces les deux sœurs alternèrent poussée et retrait, poussée et retrait. La porte bascula de plus en plus puis s’effondra en un bruit de tonnerre qui résonna loin dans les souterrains. Il fallu attendre que le nuage de poussière retombe pour que les jeunes femmes puissent cesser de tousser.

Jurant et crachant Thana prit le temps de nettoyer sa robe puis reprit sa torche et en força la puissance. La salle du trône était trop grande pour être illuminée dans son ensemble. D’imposants piliers soutenaient un plafond trop haut pour apparaitre. De magnifiques tapisseries, par miracle épargnées par le temps, habillaient les murs. Partout des chandeliers immenses et ornés de joyaux témoignaient de la grandeur et de la magnificence du lieu. Pourtant, Thana eut un hoquet d’effroi et s’exclama :

- Lissa, quelle horreur !

Aussi loin que portait la torche s’alignaient des lits de camps, intacts ou effondrés. Sur la plupart reposait un cadavre desséché aux membres ou au torse bandé. Souvent tournés vers la porte, leurs orbites vidées depuis longtemps de leurs yeux, semblaient guetter leur arrivée. Rangés sous presque tous les lits une pile de haillons accompagnait les restes rouillés d’une épée ou le bois pétrifié d’un arc.

Thana entreprit d’explorer l’immense salle, espérant trouver une explication à cet horrible cimetière. Ici un mort presque intact, la peau tirée sur les os, le corps en partie caché sous une couverture tenait encore une timbale vide. Là un autre exhibait un bassin et des jambes brisées toujours tenues par des attelles. Partout elle sentait les affres de la souffrance qui avait accompagné leur décès. Leurs mains momifiées, les doigts crispés, la peau tendue sur les os, ils imploraient encore une aide qui n’était pas venue.

- J’ai trouvé une sorte de journal, annonça Laure.

- Et alors, articula avec peine Thana ?

Le livret était posé sur une des rares tables perdues parmi les lits de mort. Assis sur une chaise intacte, revêtu de sa robe, les tatouages presque effacés sur sa peau parcheminée, le cadavre s’accrochait encore à ses écrits. Laure cassa les doigts momifiés et s’empara du manuscrit. Soudées par le temps les pages menaçaient de s’effriter. Elle ne put déchiffrer que la dernière.

- Tout s’explique Thana. Lorsque les souterrains furent envahis, la salle transformée en infirmerie fut séparée des combattants telluriques. Les soigneurs ont fermé les portes pour protéger les blessés et ont attendu des secours qui ne sont jamais venus. Ils ont fini par mourir de faim et de soif.

- Quelle fin horrible. Ils ont dû espérer jusqu’au bout, même dans la mort.
- Sans doute.

Thana s’éloigna, passa de lits en lits, essayant d’identifier les gisants. Certains fourreaux portaient des noms gravés, tous inconnus, tous oubliés depuis des siècles. Laure rejoignit sa sœur. Elles se dirigèrent vers le fond de la salle où une ouverture pouvait peut-être donner sur la légendaire bibliothèque des frères. Thana s’arrêta brusquement et tendit le doigt vers un lit isolé.

- Regarde, c’est incroyable !

Comme les autres le cadavre était momifié, vidé de sa substance. Comme les autres il était en partie couvert par des lambeaux de drap. Mais les orbites vides ne fixaient ni le plafond, ni la porte d’entrée. La tête était tournée vers la main droite, une main miraculeusement intacte, une main presque vivante. Les deux sœurs s’approchèrent.
Soudain Thana fit volte-face et s’empara de son sceptre.

- Quelqu’un m’a poussée !
- Impossible, il n’y a personne répondit Laure tout en tirant ses épées et en scrutant la pénombre.
- Je te jure !

La nécromante fit un pas involontaire en arrière, vers le cadavre.

- Laure ! quelqu’un me tire !
- C'est le bâton, s’exclama Laure ! Il brule !

D’un rapide mouvement d’épée la renégate tranchât les liens qui retenaient l’antique relique au sac de sa sœur. L’arme enflammée se dégagea et vint seule se loger dans la main intacte du mort. Les doigts se refermèrent sur le manche, vivants après tant d’années.

- Mais qu’est-ce que…

Le feu s’étendit au bras, puis au torse et à la tête. Petit à petit les chairs remplirent la peau jaunâtre, les muscles se reformèrent, d’abord le corps, puis les membres, et enfin le visage. De nouveaux yeux prirent place dans les orbites vides, la poitrine se souleva violemment, pris de l’air. La peau vira au rose pâle. Puis un cri de souffrance s’échappa de la bouche aux lèvres à peine formées. Le feu enveloppa tout le corps. La peau se tendit, les rides et plissures s’effacèrent.

Les hurlements déchirants ne cessaient pas, insoutenables, terrifiants. Thana plaqua ses mains sur ses oreilles pour s’en libérer. Laure serra les dents et s’avança. Elle leva son épée et frappa de toutes ses forces la tête flamboyante du bâton. L’explosion de la relique fut silencieuse, violente, boule d’énergie froide et lumineuse. Sous le choc les deux sœurs s’évanouirent.

Laure repris progressivement conscience, sans ouvrir les yeux, sans bouger. Elle s’efforça de garder une respiration régulière pendant qu’elle évaluait ses blessures. Aucune douleur autre que les contusions provoquées par l’explosion. Elle semblait allongée sur un tissu tendu, probablement l’un des lits qui encombraient la salle. Elle sentit le poids de ses épées tirant sur sa ceinture. Au moins on ne l’avait pas désarmée. Mieux encore, l’épée qui avait frappé le bâton était aussi dans son fourreau.
Un long soupir déchira le silence, un soupir d’impatience et de lassitude, à moins de trois mètres d’elle autant qu’elle puisse en juger. Elle entrouvrit les yeux, évalua sa situation : la présence n’était pas visible. Un désavantage en cas d’hostilité.

- Tiens, tu es enfin réveillée ?

Soulagée, Laure s’assit lentement et se tourna vers sa sœur. Des flammèches entouraient les mains, les épaules et les jambes de la nécromante. Effrayée elle s’écria :

- Thana, tu es en feu !
- Pas vraiment Laure. Il s’agit juste d’une conséquence de l’explosion du bâton d’Imiria. D’ailleurs, toi aussi tu brûles, et pourtant tu ne sens rien.

Laure porta son regard sur ses mains et ses pieds auréolés de ce feu étrange. Aucune sensation, comme s’il n’existait pas. Ni chaudes ni froides les flammes semblaient jaillir de sa chair, mais en regardant de plus près un mince espace les séparaient de sa peau. Ce feu ressemblait à celui qui entourait l’inconnue alors que la magie du bâton lui redonnait vie. Elle songea au calvaire qu’avait du être la reconstitution des chairs, une calvaire équivalent à une combustion du corps.
Puis les paroles de Thana heurtèrent sa conscience.

- Qui ça ? Imiria ? Imiria Lynn ? C’est elle que nous avons ramenée à la vie ?
- Oui, aussi fou que cela puisse paraitre.

Encore incapable de retrouver un équilibre satisfaisant Laure échoua à se lever. Elle balaya la salle du regard à la recherche de l’ancienne élémentaliste. Celle-ci se tenait assise sur une table en position fœtale. Nue sous une vielle couverture déchirée elle contemplait la porte d’un œil morne. Aucune arme ne se tenait à portée de sa main ce qui rassura un peu Laure. Mais il fallait réagir : la magicienne avait autrefois participé au renforcement des dragons. Elle leur avait transmis la force vitale des victimes de son bâton. Il était hors de question de la voir revenir d’entre les morts et  recommencer à œuvrer contre la Tyrie. Les Lynn avaient maintenu hors d’atteinte son bâton dragon durant onze générations. Ce n’était pas pour voir ressurgir la menace, la honte de la famille.
Thana lut comme à livre ouvert le cheminement de la pensée de Laure.

- Du calme sœurette. Pendant que tu récupérais j’ai largement eu le temps de discuter avec notre ancêtre. Elle ignorait l’effet pervers du Koosun, comme probablement toutes les élémentalistes de l’époque qui utilisaient un bâton dragon. La révélation de son rôle l’a profondément choquée. Nous avons aussi évoqué son avenir : elle a juré de ne jamais plus toucher à une arme dragon. Tout danger est écarté de ce côté. Il est donc inutile de recourir à une solution radicale, comme je suppose que tu l’envisageais.

Laure plissa les yeux, soupçonneuse. Elémentaliste dans l’âme, Imiria ne résisterait pas longtemps à l’appel de la puissance des éléments. Pas le choix : il fallait agir avant qu’elle retrouve ses pouvoirs. A moins que…
Elle s’adressa à Imiria d’une voix forte.

- Ancêtre, tu comprendras que nous devons nous assurer que tu ne puisses nuire de nouveau. Je devrais te trancher la tête de suite, mais je suis disposée à te laisser une chance. Accepte-tu de renoncer aux vêtements de jeteurs de sorts et à ne porter que des armures lourdes t’interdisant de pratiquer ton ancien métier ? Si c’est le cas je te laisserai une chance, mais au moindre soupçon je me chargerai personnellement de toi.

L’ancienne élémentaliste tourna doucement la tête vers sa descendante. Son regard traduisait à la fois son trouble et sa détermination. Le feu avait été sa vie, il faudrait y renoncer.

- Je m’y engage sur ma vie… enfin ce qu’il en reste.

Imiria  nageait en plein désarroi. Jamais elle n’avait soupçonné avoir alimenté les dragons en force vitale. Cependant ce matin elle avait eu conscience de la vie qu’elle leur volait au travers du Koosun, de la magie qui lui redonnait forme humaine, jeunesse et vitalité, la magie dont la puissance aurait pu la tuer si Laure n’avait pas brisé le bâton à temps. Thana lui avait dit la vérité, il fallait abandonner son ancienne vie.
Mais surtout elle réalisait qu’au bout de 250 ans tout ce qu’elle connaissait avait changé, tous ceux qu’elle connaissait avaient disparus. Elle était seule, sans les telluriques, sans ami, sans soutien. Seule, perdue dans une époque qui n’était pas la sienne.
Et pourtant elle sentait une présence. Pas celle des éléments, pas celle de la magie, pas celle d’amis ou d’ennemis, une présence plus diffuse, discrète, en accord avec la nature, presque connue.

- Il faut retourner au bateau, grand-père doit s’inquiéter.
- Oui Thana. Et je donnerai à Imiria une de mes vieilles armures.
- J’emporte quelques manuscrits à étudier. Il me faudra une vie pour tous les lire.

Imiria se leva et resserra la couverture autour d’elle. Son murmure demeura inaudible pour les deux sœurs :
- Nous ne sommes pas seules, on nous observe.

La nuit était froide, humide comme il sied en mer. Serrés les uns contre les autres, les passagers sur le pont tentaient de se réchauffer. Je préférais éviter leur compagnie, autant pour l’odeur que pour la promiscuité. Juste une question de patience : au petit matin, au prochain port, l’immense majorité descendrait et ceux restants pourraient enfin bénéficier d’un lit pour eux seuls, évitant la pénible alternance du partage à trois qui m’obligeait à passer la nuit dehors. Comme d’habitude Thana m’accompagnait, friande d’anecdotes sur le passé et précieuse source de renseignements sur le futur. Enfin plutôt sur le présent.

J’étirai mes jambes un peu engourdies et irritées par le frottement de l’armure imposée par Laure. Et encore, la renégate avait été clémente : elle ne m’avait pas imposé une lourde cuirasse. Le bustier laissait mon ventre libre et me permettait de garder une certaine souplesse. De hautes épaulières défendaient mon cou et des manches de cuir noir cerclées d’acier complétaient ma protection haute. Le pantalon serré et les chausses étaient du même modèle que mes manches, ornées comme elles de petits poignards à lancer que j’aurais été bien incapable d’utiliser. L’ensemble noir aux liserés mauve et parsemé de reflets d’acier bruni me donnait un air redoutable. Juste l’air.

Le choc de mon réveil était passé mais pas l’angoisse et la mélancolie. Je devais pourtant m’appliquer à oublier. Oublier mes amis et compagnons, morts depuis si longtemps. Oublier la connivence, la fraternité, l’union intime avec les telluriques lors des combats. Oublier aussi le frisson des sorts de feu, leur puissance dévastatrice, la fusion avec le Koosun. Je frissonnai, plus de nostalgie que de froid. Thana interrompit mes noires pensées. « Tu as vu comme c’est beau ? les prémisses de l’aube font pâlir les étoiles. Chaque nouveau jour est comme une naissance, une promesse de découverte et d’aventure. A quoi pensais-tu ? ».

- A mon monde qui me manque mais dont je dois me séparer, à cette nouvelle vie. Je suis comme un bébé ici, tout à découvrir, tout à comprendre, tout à apprendre.

Elle prit un air malicieux. « Laure va bientôt se réveiller. L’entrainement va te faire oublier tes tourments ». Elle avait raison. Le maniement des épées, des torches, des haches était si difficile, contre nature pour moi. Sans compter l’espadon, véritable cauchemar. Laure ne me ménageait pas. A chaque jour son lot de frustrations, de sueur et de contusions. Le prix à payer pour survivre dans ce monde peuplé de créatures immondes, de fanatiques et de dragons ancestraux. Je progressais, mais pas assez vite à mon goût. Et jamais je ne retrouverais avec ces armes la fusion que j’avais avec mon bâton.

La cloche sonna, au grand plaisir de Thana. « A la bouffe ! » cria-t-elle.



Vue de Thana et Imiria
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- Comme je t’en ai parlé je crois qu’il est temps pour toi de passer à des armes spécialisées que je ne maitrise pas. Reste ici, le Maitre Gardien viendra te rejoindre d’ici quelques minutes, dit-elle avant de s’éloigner.

Quelques minutes ! Je tenais à peine debout après l’intense entrainement imposé par Laure. Depuis notre arrivée à l’Arche elle accentuait la pression, prodigue en reproches et avare en compliments. J’étais découragée. Malgré tous mes efforts le maniement des épées, masses et espadons m’échappait. Trop de chocs pour mes bras, trop de poids pour mes muscles, trop d’expérience nécessaire.
Je m’assis sur le parapet et laissait mon regard errer sur l’Arche du Lion. Rien ou presque ne ressemblait à ce que j’avais connu. De gigantesques structures en forme de coquillage, d’étoile de mer, de pieuvre et de je ne sais quoi couvraient les ateliers d’artisan, les banques et les commerces. L’énorme muraille qui défendait la cité n’était pas là de mon temps. La ville s’était peuplée et construite partout. Une vague de nostalgie m’effleura, vite repoussée par une froide logique : on ne remonte pas le temps.

Une cariole approchait, conduite par un homme d’âge mur, tirée par un cheval aussi fatigué que paraissait son maitre. Elle aurait à peine attiré mon attention si le conducteur ne me regardait pas fixement. Il s’arrêta proche de moi et descendit de son siège avec une souplesse inattendue. Il portait une armure sobre et moulante, entièrement faite de cuir et d’acier, sans aucune fioriture. A sa ceinture pendait une splendide masse terminée par une sorte de boule à facette. Autour de son visage sévère marqué de cicatrices et en partie dissimulé par une barbe soignée pendaient de longs cheveux gris, attachés pour ne pas gêner la vue. Malgré son aspect humble il émanait de lui une aura de puissance confortée par une carrure imposante. Il s’approcha.

- Imiria Lynn ?
- Oui, que me voulez-vous ?

Il me dévisagea, descendit son regard sur ma tenue et esquissa une moue réprobatrice.

- Qui t’as donné cette armure ? Tu es un assassin ?
- Heu…
- On va commencer par ça. J’ai quelques cuirasses dans mon chariot plus appropriées à ton statut de gardienne. Elles ne sont pas neuves, loin de là, mais leurs anciens propriétaires n’en ont plus besoin. Déshabille-toi.
- Quoi ? Ça ne va pas dans votre tête ! Mais qui êtes-vous ?
- Ivano Escosar. Laure Lynn m’a chargé de faire de toi une gardienne correcte. Elle m’avait bien dit que tu étais frêle mais je n’imaginais pas à ce point. Je comprends pourquoi tu n’arrives pas à manier des armes lourdes. Commence par te débarrasser de cet espadon qui parait ridicule dans tes mains, puis déshabille-toi.
- En pleine place ? Certainement pas !

Il me lança un regard si noir que je fis un pas en arrière avant d’acquiescer. Je me débarrassai de mon armure et, un peu honteuse de me retrouver en sous-vêtements en public, j’enfilais en hâte la sélection d’Ivano. Le noir et l’or dominaient sur cet ensemble disparate. Je me sentis plutôt confortable, moins gênée aux entournures que précédemment. La plupart des pièces me protégeaient grâce à un système d’écailles à la fois solides et légères dont le montage n’entravait en rien les mouvements. L’odeur cependant me fit plisser le nez : Ivano n’avait pas lésiné sur la graisse.

- Mieux, jeta-t-il. Habitue-toi à elle aujourd’hui. Nous commencerons ton entrainement demain à l’aube, le temps de te trouver des armes.

Il parut réfléchir quelques secondes avant d’ajouter :
- Je crains qu’il n’y ait pas moyen de faire de toi une draconnière ou une subjugeuse, au moins pour l’instant. D’ailleurs, sais-tu tirer à l’arc ?

Je repensais à Sélène, à Isialle.
- Non, pas vraiment.
- Bon, soupira-t-il. Il reste les armes légères, la hache, la torche et la baguette. As-tu au moins déjà jeté des sorts ?
- Ça oui, répondis-je avec un léger sourire. Pourquoi ?
- Je compte faire de toi une Incendiaire. Le combat à distance te conviendra mieux. La hache permet d’entailler les ennemis et, bien affutée, ne nécessite que peu de force. La torche et la baguette te permettront d’attaquer avec le feu. Ce n’est pas très rapide au début mais les dégâts deviennent vite considérables. Va maintenant, je m’occupe de ça. Rendez-vous ici demain à l’aube. Ne sois pas en retard.

Il se détourna, monta dans sa cariole et s’éloigna alors que je restais bouche bée. Incendiaire ? des sorts de feu ? des dégâts considérables ? Laure n’avait pas dû le prévenir. Voila que je pouvais tenir ma promesse d’armure lourde et cependant gouter encore au feu. Je souris. Cette fois je me donnerai à fond. Je murmurais:
- Imiria Lynn est de retour !